Morgan Tucker - Photographe Artiste

TW Homophobie.

Je m’appelle Morgan Tucker,

Je suis le fils de Lizzie et Marc, j’ai deux frères, Justin l’ainé et Peter qui se trouve au milieu de la fratrie. Je suis le plus jeune des trois. Ma vie de famille est compliquée. Mon père est du genre bourrin et bourru. Nous vivons à Tulsa dans l’Oklahoma, l’office du tourisme de Tulsa a beau faire tous les efforts de l’univers, si le monde avait un trou du cul, Tulsa en serait le centre. Ou l’hémorroïde, je vous laisse le choix.

Vous l’aurez compris je n’ai que peu d’amour pour ce lieu et pour ma famille aussi. Mon père comme je le disais est un homme brutal et bourru. Le genre qui parle fort, qui a le revers patriarcal facile et qui ne supporte pas qu’on ose lui couper la parole, le devancer ou le contredire. Mon frère ainé Justin a été un immense sportif et aujourd’hui encore à Tulsa, on parle de lui comme d’un héros car il a refusé d’aller en NFL pour entrer à l’armée. Il a été décoré pour avoir sauvé deux gars de son unité en mettant sa vie en danger. Mon père parle et a toujours parlé de lui avec une émotion sans bornes dans la voix. Mon second frère Peter était quant à lui un rustre, très bagarreur et moins sportif, mais lui, c'est un vrai mec, il bosse pour des compagnies pétrolières et s’est ensuite lancé dans la construction. C’est un bourrin sans douceur à l’image de notre père. Ainsi mes deux frères et mon père sont des cons de bourrins. Et ma mère est une soumise effacée qui n’ose pas élever la voix. Moi dans tout ça ? Je suis le dernier. Le calme. Le pas sportif. Le rêveur. Celui qu’ils ont appelé : « La fiotte » toute son enfance parce que je préférais le calme au sport. Parce que je ne me bagarrais pas. Parce que mon père était sûr que je deviendrais homosexuel et qu’il comptait faire passer ça en me foutant des magazines de femmes nues dans la chambre et parfois une bonne torgnole dans la gueule comme il disait. Ma mère était une bigote qui priait pour mon âme parce qu’elle donnait du crédit aux propos de mon père et de mes frères.

J’ai donc grandi dans cette famille qui me mettait un peu à l’écart, me rabrouait dans le but de faire de moi un dur, un mec à leur image en fait. Ou plutôt à l’image de ce qu’ils se faisaient de ce qu’un mec doit être selon eux. Je n’ai jamais été gay, j’étais du genre calme. Timide, introvertis, à aimer le calme et à prendre mon temps. Le seul intérêt que j’ai réellement trouvé aux magazines de femmes nues que mon père me donnait, c'était de pouvoir apprécier le travail de la photo. Les gens ont tous une attitude et la photo est un moyen de fixer l’instant parfait ou l’attitude demeurera. J’ai eu envie d’essayer. J’ai commencé avec mon téléphone. Je prenais peu de photos et j’attendais souvent de très longues minutes avant de trouver le moment d’en prendre une et une seule.

Au Lycée, je rentrais dans le club de photo et j’y étais assez doué. Mon père et mes frères se moquèrent de moi, même si au final, ils s’imaginaient que j’allais finir chez Playboy à shooter des nanas sexy toutes nues et qu’après j’allais les décevoir parce que j’étais une tafiole… Sexy hein dans la bouche de sa famille… Un jour je rencontrais un vieux brocanteur qui s’appelait Mr Stetson. Je regardais un appareil photo argentique, le Canon FTB. Il me le présenta et me raconta son histoire, puis celle de la photo. Il me parla pellicule, techniques, développement dans des chambres noires… J’écoutais passionnés. Je l’invitais même au Lycée pour nous expliquer et grâce à lui nous pûmes essayer l’argentique. Ce fut une révolution pour moi. L’argentique c’était ma manière de faire. Lente et assumée. Une photo unique et dans un timing parfait. Pas une rafale sans logique en espérant toucher un truc. Malheureusement tout coute cher et c’est un système obsolète. Pourtant j’avais trouvé ma voie.

Quand arriva la fin du Lycée, j’étais pratiquement libre. Mes frères étaient déjà partis de la maison et j’allais enfin pouvoir vivre autre chose. Il me restait à tenir un peu… Un été et j’aurais 18 ans. Je me trouvais un petit boulot de serveur ce qui ne rendait pas mon père heureux du tout. Alors un matin de juillet il me leva avec perte et fracas. Je découvrais qu’il m’avait engagé de force dans la Navy déclarant que l’armée ferait de moi un Homme un vrai. Avec la paire de couilles qui selon lui allait avec. Il m’annonça tout ça alors qu’il me conduisait au camp des nouvelles recrues. Pris d’une angoisse terrible, j’ouvrais la porte et sautait en marche. Je tombais et roulais plusieurs fois sur quelques mètres. Mais je me relevais comme un beau diable ne ressentant aucune douleur à cause de la peur. Je m’élançais à travers la foret mon père incapable de me suivre me hurlant de revenir avec toute sa rage. L’avantage c’est que mon con de père n’avait pas idée d’appeler les flics. Bien trop fier pour avouer ce qu’il comptait me faire et pourquoi j’avais sauté de la voiture. J’ai retrouvé la route de Tulsa et je suis allé voir Mr Stetson. Je lui ai expliqué que je partais et j’écrivais un mot pour la police expliquant pourquoi en lui demandant de ne surtout pas la donner avant la date de mes 18 ans. Mr Stetson m’offrit alors le Canon FTB avec une sacoche, trois pellicules et un petit bac en inox avec de la solution pour développer. Il me demanda en échange de lui envoyer ma première photo avec une dédicace pour quand je serais célèbre. Il m’a serré dans ses bras, et m’a souhaité bonne chance. Je crois que j’ai pleuré ce jour-là. J’étais terrifié. Je suis passé au boulot, j’ai pris ma paye et je me suis acheté quelques affaires.

Et j’ai marché, j’ai fait du stop. Je voulais aller aussi loin que possible de Tulsa. Une part de moi avait peur que mon père ne me retrouve. Mais je crois qu’au final, c'était plus facile pour lui de raconter aux gens que j’étais parti faire la « fiotte » quelque part. Durant le trajet je rêvassais, parfois je m’arrêtais pour bosser quelques jours ici ou là et payer un car vers une ville. J’observais et parfois l’envie de faire une photo me prenait mais ce n’était pas encore le bon moment. Mr Stetson m’avait demandé la première que je ferais. J’arrivais finalement au bord de l’Océan à San Diego. Ne pouvant aller plus loin encore, je réalisais le temps qu’il m’avait fallu pour venir jusqu’ici. Sourire aux lèvres je me décidais à trouver un petit Job. Si mes premières nuits se firent sur un banc près de la plage ou je pouvais profiter des douches extérieures je pus bientôt me trouver un tout petit logement. Et petit à petit j’ai trouvé un autre boulot et un truc un peu plus grand.

Ce matin de Décembre, je suis allé sur la plage et j’ai posé mes chaussures dans le sable. Celles avec lesquels j’ai traversé presque tous les Etats-unis. Elles étaient dans un piteux état et je fis ma première photo. Je la développais avec une petite lampe de poche en lumière indirecte que je plaçais avec un filtre rouge plus loin. Le résultat était top. J’écrivis une lettre à Mr Stetson glissant ma première photo avec l’appareil qu’il m’avait offert. Je lui expliquais mon trajet et ma vie ici. Je lui demandais de ne rien dire à mes parents. Nous continuons à échanger tous les deux avec un immense plaisir. C’est assez dingue aujourd’hui d’écrire des lettres et de se les envoyer comme on pouvait le faire avant internet. Mais j’aime ce rituel que nous avons instauré. J’ai même une boite avec les lettres qu’il m’a envoyées.

Ça faisait 5 ans que j’étais à San Diego quand Mr Stetson décida de venir me rendre visite à Noël. J’avais un tout petit appartement et il s’était loué une chambre en ville, mais nous avons été ensemble et je crois que c’est le plus beau Noël de ma vie. Il m’a offert ce jour-là un objectif particulier, le 85 mm de Canon était une pièce rare et un peu particulière parce qu’il possède un défaut que les photographes de portrait détestent. Et le 85 mm est l’objectif pour faire des portraits. Il m’a offert cet objectif et en utilisant des lumières que j’avais à savoir une vieille lampe, des lampes de poches, des miroirs et des draps, j’ai improvisé un studio et j’ai fait une série de photo sur Mr Stetson qui fut mon premier modèle. Nous les avons développés ensemble et il en garda une. Celle qui était imparfaite et qui pourtant à ses yeux était la plus belle. Aujourd’hui je comprends ce qu’il a voulu dire.

Le souci quand on fait de l’argentique et qu’on n’a pas un rond, c’est que ça coute cher et qu’il faut faire un maximum de photos et les faire regarder. Impossible d’avoir une communauté internet ni de diffuser son travail. Alors que je commençais à sympathiser avec des artistes de tous horizons, je fus introduit par un ami à une soirée où il me proposa d’emmener mes Albums. J’y rencontrais un Anglais, Harry Cunningham qui eut un coup de cœur pour mon travail. Il me proposa de m’aider financièrement sans aucun retour. Juste du mécénat pur pendant une période donnée pour m’aider à développer mon art et mon talent. Cette période dura deux ans. Mon loyer était payé et j’avais une somme pour manger et pour mes dépenses chaque mois. C’était irréel. Mais je me délectais de tout. Je créais des histoires avec mes photos. Je shootais les résidents de sa maison d’artiste. Même lui, je lui fis un ou deux portraits. Le grain de mon appareil ma manière de prendre une ou deux photos uniquement, celle de prendre le temps de regarder, de fixer, de choisir et de décider… C’est juste merveilleux pour moi.

À ce jour, je suis complètement autonome financièrement et les quelques clichés que je peux vendre sont épris d’une profonde émotion qui séduit énormément. Et j’ai le luxe de ne choisir que les contrats qui me conviennent avec la clause de l’appropriation du thème et de la demande pour être libre de faire ce que bon me semble. Je trouve parfois mon travail un peu incomplet ou balbutiant mais je crois que petit à petit j’arrive à me rapprocher de ce que je cherche.

Un jour Mr Stetson m’a appelé. Il m’a dit qu’il était désolé mais que ma mère avait été renversée par une voiture et que j’aimerais sans doute le savoir, qu’elle lui avait demandé de l’appeler parce qu’elle était venue souvent le voir pour demander de mes nouvelles et qu’ils épiaient les articles sur internet pour qu’elle voie mon travail. Je prenais l’avion et me pointait à l’hôpital. Mes frères étaient là avec leurs femmes qui gardaient les gosses qu’ils avaient. C’est drôle comme ça pouvait sonner « étranger de mon sang » cette sensation. Peter m’agrippa au col et me plaqua au mur en me reprochant d’être parti. D’être un égoïste et de revenir comme si de rien n’était. Je le laissais hurler sans broncher avant de lui demander d’un ton détaché s’il avait fini ? La réponse le sécha sur place. Je ne devais rien à ces gens et j’avais fais le choix, MON choix de ne plus rien avoir à faire avec eux. Que j’étais là pour voir ma mère et que tous les autres pouvaient faire comme si j’étais transparent. Je passais près de mon frère ainé qui ouvrit la bouche mais devant qui je passais sans parler. Je crois que je me sentis subitement fort.

En entrant je trouvais ma mère vieillie dans son lit d’hôpital. Elle avait des blessures mais elle sourit en me voyant. Mon père était à son chevet. Vieux monsieur faible et pitoyable. Je me demandais comment j’avais pu avoir aussi peur de lui. Il démarra avec sa grosse voix, mais je contournais le lit et allait vers ma mère. Je lui parlais sans écouter ni répondre à mon père avant de finir par poser mes yeux sur lui et lui dire que j’étais ici pour parler à ma mère et que s’il pouvait aller dans le couloir le bruit de fond serait nettement moins oppressif. Il s’empourpra et je me levais rapidement le prenant de cours. Je lui annonçait que je n’étais plus le gamin terrifié et que s’il approchait et me touchais je porterais plainte pour agression. Ma mère lui demanda de sortir. Je discutais avec elle plusieurs heures, je voyais le médecin et elle était tirée d’affaires. Je la laissais dormir en promettant de revenir. En sortant je passais devant mes frères, mon père et les épouses et enfants et m’en allait chez Mr Stetson. Je restais quelques jours le temps que ma mère quitte l’hôpital. Elle me demanda pardon pour toutes ces années de ne pas avoir pu me protéger plus. Je crois que je lui ai pardonné. Sans doute que j’ai pu être ce que je suis grâce à ça ? Peter continua de faire la gueule et mon père aussi. Justin lui essaya un peu de se rabibocher avec moi. Et je crois qu’on a pu parler un peu. Quand je décidais de repartir je me sentais un peu plus léger. Et sur le retour que je fis en train et donc très lentement, je prenais plusieurs photos d’une série que j’appelais Errance.

Aujourd’hui j’ai 27 ans et je cherche cette chose qui me manque dans ma pratique de la photo. Je suis devenu ami avec Harry et je participe souvent à sa fondation pour donner aux autres artistes les moyens que lui m’a donnés. Je bosse pour de grandes marques ou pas, ça dépends de mon envie. Parfois un joli projet ou un coup de cœur me plait davantage.

C’est drôle, je crois que je suis heureux.