Base navaleCertains se complaisaient à un rythme bien rangé. Arriver et partir au bureau à des horaires fixes, clavier, ordinateur et pause café entre deux gros dossiers, sourire poli à la secrétaire, moins entre deux placards, toujours le même métro qui les ramenait chez eux, petite baraque de banlieue, femme, enfants et chien couché sur le canapé. Trois verres et les voilà un peu éméchés. Tondre l’herbe le samedi, barbecue party le dimanche, et tout recommençait comme un métronome sans fin, chaque tic tac cadençant le rythme de leur cœur sur la mélodie d’une vie sans esclandre jusqu’au clap final, sans alternance de tempo, sans solo de guitare, sans ambitus de six octaves ni envolée lyrique, à peine un vacillement essoufflé entre deux mondanités. Et moi, pendant ce temps, je me vautrais dans mon épicurisme digne des plus ardents poèmes d’Horace. Et quoi de mieux en symbolique de ses maximes qu’une outrancière grasse matinée, le corps prélassé sur un lit duquel mes deux pieds dépassaient.
La veille avait été une souffrance pour mon esprit lâche qui avait redouté des années la venue de ce jour, celui d’une visite impromptue à celle qui expérimentait ses propres déraisons vibrant au rythme d’un déclin cognitif et touchait à sa fin. Et même si j’avais essayé de mentalement m’y préparer, l’épreuve avait été plus difficile que toutes mes appréhensions et tous les face à face ennemis que j’avais pu enduré jusque lors. Le sien était invisible, vorace et destructeur, et qu’importât la vaillance que l’on pouvait mettre au combat, il finissait toujours par l’emporter indignement et sans fierté. C’était sans doute ce qui m’avait été le plus pénible d’accepter, d’être incapable face au destin là où je m’étais pourtant juré de le prendre en main, et de le maitriser comme un bronco sauvage. Le retour à la réalité avait été une claque monumentale que je n’avais pu soulager autrement qu’avec quelques bières, puis quelques tequilas et enfin quelques whiskys, purs et sans glace.
Résultat ? Un mal de crâne des enfers qui me clouait au lit, un état nauséeux qui m’avait forcé à me coucher tout habillé, et le bonheur d’avoir pensé à glisser une bassine près de mon chevet. Quel jour on était ? Vendredi. Le réveil n’avait pas sonné. Avantage de ceux qui préféraient le chaos à l’ordonnancement, un chaos maîtrisé malgré tout. C’était mon jour de repos, et de cela aussi je parvenais à m’en féliciter, d’avoir planifié pareil visite et l’oubli qui suivrait une veille d’un jour où j’aurais rien eu à assumer. Mais c’était sans compter sur l’incarnation de ma part raisonnable, truffe humide et aboiement léger, comme un murmure pour me préparer à ce qui allait se passer si je ne réagissais pas sur-le-champ. Ranger, ce vieux malinois au poil grisonnant, qui avait récemment été relevé de ses fonctions avec tout les remerciements dû à son statut, me rappela à l’ordre avec moins de tact qu’un officier chafouin. Sa grosse patte s’était écrasée sur ma joue alors même que mes naseaux encombrés avaient choisi de manifester audiblement ma déchéance, un énième ronflement vibrant étouffé dans le coton de mon oreiller, quelques touches brillantes de salive aux coins des lèvres pour parfaire le tableau de ma déliquescence.
« Putain… fous-moi la paix… » Avais-je grondé dans le demi-sommeil duquel je peinais à m’extirper, rabattant le creux de mon bras au-dessus de mon visage et m’embourbant davantage dans le drap qu’une paire de crocs avait su saisir à la volée.
Je sentis la couverture se serrer en étau autour de mon corps fatigué et avant d’avoir pu prendre conscience de la destination vers laquelle on avait décidé de m’envoyer, le phénomène de la gravité marqua douloureusement mes membres avant même l’éveil de mon esprit. Je me tordis d’une souffrance plus humiliante que réellement tortionnaire, un gargarisme de gorge mêlant quelques protestations caverneuses et grognements variés s’échappant d’entre mes lèvres qui goûtaient à la pâte d’une belle gueule de bois. Je me tortillai un peu plus dans ce nouvel inconfort, bataillant dans le cocon digne des plus élégants enveloppements arachnides tandis qu’un museau vint à pousser la chansonnette de quelques jappements de regret.
« N’essaye pas de m’amadouer avec tes glapissements. J’sais bien que tu l’as fait exprès. »J’attrapais sa tête et la plaquais contre mon torse, les yeux à demi ouvert en observant sa proximité, raffermissant ma prise pour l’exhorter à se débattre et se dégager, ce qu’il fit sans attendre. Il secoua sa crinière que je venais de décoiffer et temporisa en position assise, les deux pointes de ses oreilles dressées.
« C’est bon, donne-moi cinq minutes. » Rouspétais-je finalement, prêt à me rendormir sur le champ qu’importait le lieu où je me trouvais pour deux tours complet du cadran s’il fallait.
La suite ? Trente kilos à l’assaut de ses quatre pattes sur le thorax, bondissant, pressant et sautant comme s’il avait voulu ranimer un cadavre et qui me força à abdiquer entre deux plaintes.
Ce fut ainsi que ma journée débuta, avec un score de zéro pour moi et d’un pour le sens des réalités. Un matin au soleil californien, footing à deux sur la plage, mon prétendu chien à la retraite et moi, pour évacuer les ultimes vapeurs d'éthanol sur les perles de mes sueurs, douche presque froide en supplément de quelques claques bien mérités pour contraindre ma conscience à convenablement refaire surface, avant de combler deux panses des quelques calories brûlées par un taco chacun dévoré sur l’esplanade de l’autre côté de la baie de San Diego. Un jour comme un autre sous la jaquette d’un ciel aussi bleu que l’océan pacifique où mon regard se perdit, peinant à me rappeler si ma jeunesse avait eu le temps de me laisser profiter de pareil spectacle. En presque dix-huit années passées sur la côte ouest, je découvrais seulement le vrai trésor de la ville la plus raffinée d'Amérique après une semaine depuis mon déménagement et ma dernière mutation. Quelle ironie.
Assis sur le rebord d’un muret en pierre les pieds tombant dans le vide, je décidais d’immortaliser cet instant flottant entre deux états, comme le fut ma vie au final, une première partie en pituite matinale et la seconde à l’indécente et bien trop violente quiétude, du moins jusqu’au troisième couplet. Smartphone dégainé, j’ajustais les réglages pour optimiser la meilleure prise de vue, évitant les badauds traînant près du rivage, captant un rayon qui s’invitait dans le cadre avant de presser la touche de l’éternité numérique. Simultanément, une notification barra le bandeau supérieur de sa sonore arrivée, me permettant immédiatement de prendre compte de cette information que j’avais longuement traquée. Ce soir, ma Tina serait au Cosmo pour une soirée entre filles.
« Parfait. » Laissais-je échapper sur une tonalité satisfaite en rattrapant la fin du taco coincé entre mes dents le temps du cliché, dérivant au bout du compte mon regard sur celui bien plus lourd qui m’était adressé depuis quelques minutes déjà, la gueule de Ranger qui avait englouti son mexicain plus vite qu’un aspirateur industriel à lorgner ce qu’il restait du mien.
« Tu sais quoi ? Tiens, profites-en. Parce que ce soir, je t’abandonne. Demain matin, risque de ne pas te plaire à nouveau. » Lançais-je en lui offrant la seule chose qui l’intéressait, ne se faisant pas prier pour happer la bouchée épicée.
The CosmoVingt-trois heures, à quelques poussières de minute près. Je n’avais qu’à peine essayé de me renseigner sur cet endroit, une adresse pour m’y rendre et rien de plus. Les notes sur Google étaient plutôt rassurantes, quelques photos vaguement revues. Je m’étais attendu à un bar classique ou une boîte de nuit tranquille, le genre de lieu où un groupe de filles auraient profité d’une soirée de festivité ordinaire, mais je devais bien avouer que la surprise, dès que je fis face au bâtiment, fut totale. Heureusement que je n’avais pas sorti le jean basket tee-shirt et veste en cuir usuel, la tenue détente dont mon placard était rempli, parce que, fortuné hasard, j’avais estimé qu’il aurait été mieux venu de faire bonne impression après un retour en catimini. Mais même affublé de l’unique chemise élégante encore potable qui trainait dans ma penderie, je me sentais illégitime et pas vraiment à ma place dans ce décor haut en couleur, tout autant que le vigile aux allures de colosse yougoslave.