Lila Blanchard-Cohen - Mains froides, coeur chaud

Beaucoup meurent à trente ans et sont enterrés quarante ans plus tard. [Jacques Dutronc]

J’ai toujours voulu déjouer cette citation, m’échapper de ce moule où tout le monde se coule sans se poser de questions. Ne pas suivre la marée qui emporte tous les autres. C’est difficile d’être à contrecourant, mais c’est vivre avec intensité, c’est garder sa tête hors de l’eau quand les autres s’y noient. Métro, boulot, dodo : une ronde inévitable vers une mort prédéterminée. La famille, les enfants, les impôts… Une existence calculée qui me terrifie. Pas pour moi. Non. Je ne peux pas m’y soumettre.

Naître à Montréal, c’est déjà naître dans un coin de pays qui marche à rebours du reste du continent. Un territoire unique où la langue française, le multiculturalisme, et les heurts identitaires s’entremêlent. On sent ici l’ombre des conquêtes anglaises, mais aussi l’indépendance rageuse du petit ouvrier canadien-français. Des querelles, de droite à gauche, et les sempiternelles rivalités entre les « Frogs » et les « Rosbifs ». Avoir chaud l’été, mourir de froid l’hiver. C’est marcher dans une dualité constante, se situer en équilibre dans un espace qui n’est ni tout à fait américain, ni tout à fait autre chose.

Je suis née avenue Springgrove, à Outremont, un quartier tranquille, juif et cossu, loin du tumulte du centre-ville. Mais du bruit, il y en avait : celui que je provoquais. Deux grands frères silencieux, tandis que moi, j’étais l’ange cornu avec des ailes de tôle, une tornade à la maison, une rebelle née. Petite, j’avais déjà un flair inné pour faire entendre mon mécontentement, manœuvrant mes frères dociles comme un général.

Mon père, neurologue d’origine juive, et ma mère québécoise « pure laine » issue d’une famille ouvrière, désormais mère au foyer, avaient créé une vie de famille bourgeoise typique. L’aisance se vivait, mais moi, j’aspirais au monde fou et brillant du centre-ville. La rue Sainte-Catherine et ses lumières scintillantes me fascinaient.

École privée, tuteur… L’ennui me gagnait. Le besoin de mouvement me brûlait. Dès mes huit ans, je m’échappais continuellement de la maison en douce. Le cimetière Shaar Hashomayim, ses allées silencieuses, ses fleurs et ses pierres, devenaient mon royaume secret. Les lanternes et le silence coupé seulement par le chant des oiseaux me donnaient l’impression d’être dans un monde à part. Entre les Cohen et les Ruben, j’inventais leur vie avant leur mort. Même si l’envie d’explorer le bas de la ville me démangeait, je craignais suffisamment la colère de mes parents pour ne pas partir en cavale… Pour le moment.

Mon passage à l’école secondaire fut mouvementé. J’apprenais vite, trop vite, et l’ennui m’étreignait. Les cours me semblaient lents, mes camarades encore plus. Parler, dessiner sur les bureaux, envoyer des textos : j’étais cette élève turbulente qu’on éjecte de la classe. Le bureau de la directrice ? Il aurait pu avoir une plaque avec mon nom. Mes parents me comparaient sans cesse à mes parfaits de frères, étudiants modèles, déjà à l’université. Plus âgés que moi respectivement de 7 et 6 ans, leur perfection me piquait. Que je les détestais parfois!

À force d’être désignée comme l’enfant rebelle, j’ai fini par embrasser ce rôle. Manquer les cours, flâner avec des gens douteux, faire chuter mes notes… voilà de quoi nourrir la colère de mes parents. Finalement, je me suis laissée emporter par les rues du centre-ville, même aux petites heures du matin, apprenant à flairer les types louches pour les éviter et me débrouiller seule. Avec ma fausse carte, je fréquentais les bars et les clubs, goûtant au vertige et l’oubli de la réalité qui vient avec la consommation d’alcool. Je revenais rarement à la maison et préférais dormir sur les divans d’amis rencontrés en faisant la fête, rarement les mêmes d’ailleurs.
À dix-huit ans, mes parents m’attrapèrent enfin lors de la fin de semaine de l’Action de Grâce. Je refaisais le plein de mes vêtements avant de repartir vers de nouvelles aventures, et ils m’ont donné un ultimatum « à la Blanchard-Cohen » : soit je redresse la barre, soit les serrures changent, et je ne mets plus les pieds ici. La solution ? Mon père avait négocié une dernière chance : passer mes examens pour décrocher mon diplôme, puis intégrer les Forces armées canadiennes. Par loyauté, ou par amour peut-être, j’ai accepté.

Je me suis donc retrouvée en route vers la base de St-Jean-sur-Richelieu, pour ma formation militaire de base. Difficile n’est qu’un euphémisme. Moi qui manquais de rigueur et de discipline, l’horaire militaire me malmenait, et ma forme physique laissait à désirer. Ce niveau d’exigence était paradoxalement bénéfique. J'avais enfin un objectif clair qui exigeait une concentration absolue, et pour la première fois de ma vie, je ne jouais pas les rebelles. Même si cela me coûtait de l'admettre, mes parents avaient vu juste : ce cadre militaire me convenait, une structure imposée qui, étrangement, me libérait.

Après trois mois de formation de base, je fus affectée en Colombie-Britannique puisque j’avais choisi la spécialisation pour devenir officier de guerre navale. Pourquoi? Qui sait! Peut-être était-ce le Saint-Laurent omniprésent de mon enfance ou le souvenir des étés en famille sur le petit yacht, voguant sur le lac Champlain. Je passais donc un an à apprendre les rudiments de la vie maritime. Je réussissais avec mention et on m’assigna à mon premier navire. Là, je passais deux années à m'intégrer dans cet univers résolument masculin, où mon visage d'ange me privait souvent du sérieux que je méritais.

Probablement poussée par ce manque de crédibilité auprès de mes coéquipiers de marine je prenais mon rôle à bras-le-corps en spécialisant en déminage sous-marin. Cette fonction fut une révélation, éveillant une passion insoupçonnée pour l’océan. J'avais l’impression de connaître le langage secret des eaux. Et si j’aimais mon poste, je rêvais de cette époque où explorateurs, pirates et corsaires cartographiaient notre monde avec la beauté d’y découvrir un monde vaste et inconnu, un monde de trésors et de conquêtes.

Ce fut aussi durant cette période que j'ouvris les yeux sur les pratiques barbares des braconniers des mers. Baleines, requins, tout y passait pour satisfaire les portefeuilles avides de raretés exotiques. Ces pêcheurs illégaux me répugnaient. Mon poing se serrait souvent sur mes instruments en les croisant, et si je ne harponnais pas leurs navires moi-même, c'était uniquement pour préserver mon grade et l'honneur de mon uniforme.

À vingt-sept ans, je quittais les forces armées avec les honneurs. Plutôt que de renouveler mon contrat, j’avais décidé de prendre une « retraite » anticipée. Mes ambitions avaient pris un virage, même si mon respect pour la discipline militaire restait intact. À la surprise de ma famille, je ne rentrais pas chez moi. Je rejoignais plutôt un navire engagé dans la lutte contre la pêche illégale. Mon modeste salaire de retraite me permettait de vivre pour quelques années sans soucis financiers. Ce passage dans un équipage de « pirates au cœur tendre » fut pour moi un apprentissage hors norme. Ce quotidien de combats marins était une autre forme de rigueur que je chérissais. Survivre ensemble pour affronter les misérables qui pillaient la vie marine. J’adorais asperger ces criminels de gras ou tirer au canon à eau pour faire déchirer leurs filets.

Deux ans de cette vie me façonnèrent, jusqu’à ce qu’une blessure au dos, lors d’une tempête particulièrement furieuse, ne me renvoie sur la terre ferme. Montréal m’accueillit le temps de ma convalescence. Mes parents croyaient que je travaillais désormais pour un organisme soutenant la cause environnementale… Ce qui n'était pas tout à fait un mensonge… Sauf que cohabiter avec les Blanchard-Cohen, avec leurs attentes et cette pression constante, me pesait plus que jamais. Mes ailes frémissaient d’impatience, avides de liberté et de nouveaux défis. Et puis, il me fallait bien trouver de quoi subvenir à mes besoins avant que ma pension militaire ne s'évanouisse.

Je mis alors le cap vers les États-Unis, en quête d’un autre genre de vie. La Californie, avec ses longues plages et ses eaux infinies, semblait l’endroit idéal. Non pas pour le clinquant d’Hollywood, mais pour l’accès direct à l’océan Pacifique. Je me voyais déjà à la barre de mon propre navire. En attendant, je travaillais à la marina, guidant des excursions de plongée. Cependant, mon rêve secret était bien plus audacieux : je voulais organiser des voyages d'aventure pour des clients fortunés, à bord de mon propre bateau. Je rêvais de découvertes, de trésors cachés, d’aventures sans fin.

C’est lors d’une soirée dans un bar que je faisais la rencontre d’Aaron Striker. Un homme captivant, avec une aura d’aventures qui flottait autour de lui comme un parfum mystérieux. Un ami me glissait à l’oreille que cet homme était un chasseur de trésors suivi par milliers sur les réseaux sociaux. Cette célébrité numérique m’importait peu ; ce qui m’intriguait, c’était son parcours, ses récits de profondeurs et d’explorations. Ma curiosité attisée, je prenais mon courage et l’abordais pour échanger sur sa passion… et la mienne, par la même occasion. L’alcool aidant, je ne me souviens plus exactement comment les choses se conclurent, mais à la fin de la soirée, c’était une évidence : j’avais rejoint l’équipage d’Aaron Striker. Comme un destin inévitable qui s’était scellé naturellement. Mon expérience en plongée et mes connaissances militaires en cartographie et en communication étaient des atouts, un bénéfice certain pour l’équipage du « Lizzie’s Shroud ».

Voilà donc un an que je vogue à bord du Lizzie's Shroud. La place que je m’y suis taillée est bien plus aisée que dans les rangs rigides de la marine, où les visages masculins régnaient et où mon allure juvénile me faisait passer pour une enfant. Ici, même si certains pourraient croire mon visage angélique inoffensif, je sens que mes compagnons me respectent — du moins pour la plupart. Peut-être ont-ils vu de quoi je suis capable, la manière dont je réclame mon dû avec des mots acérés et une colère que je laisse parfois éclater comme la foudre. Ou alors, ils savent apprécier les stratégies que je déploie pour contrecarrer les manœuvres des navires concurrents.

J’ai un énorme respect et une fidélité sans faille pour Aaron. Il me permet de vivre en marge; pas de métro, boulot, dodo. Que de belles aventures qui nous permettent tout de même de vivre bien. Pas dans un luxe matérialiste, mais dans celui de la liberté. Je le suivrais les yeux fermés, même s’il nous demandait de voguer vers le Styx ou directement dans la gueule béante et puante du Kraken. Et si l’on peut couler un ou deux baleiniers au passage, je pourrais mourir en paix.

Mon respect et ma loyauté envers Aaron sont sans bornes. Il me donne la vie dont j’ai toujours rêvée : loin du métro, boulot, dodo. Avec lui, chaque jour est une aventure, une quête qui nous permet de vivre simplement, mais richement, dans ce luxe précieux qu’est la liberté. Je le suivrais sans hésiter, même si sa prochaine destination nous menait tout droit vers le Styx ou au cœur même de la gueule putride du Kraken. Et si nous avons la chance de faire sombrer un ou deux navires baleiniers en cours de route, je pourrais partir en paix, le sourire aux lèvres.