Roxana Baker ∞ Plutôt vivre pour moi, que pour les autres

TRIGGER WARNING : VULGARITÉ, VIOLENCE PHYSIQUE, VIOL

5 juillet 2020 – Comté de Guadalupe

Le paysage défile à toute allure, un lampadaire après l’autre, mes yeux papillonnent au rythme des kilomètres avalés et ma tête balance de gauche à droite sur le solo de tambour qui anime l’habitacle de mon minibus. Ça fait des heures que je suis sur la route, si je m’étais d’abord décidé à prendre des pauses tous les 10 kilomètres, j’ai changé d’avis lorsque LaToya m’a appelé. J’ai besoin de m’éloigner, je veux mettre le plus de distance possible entre moi et cette famille d’hypocrites. Perdue dans mes pensées, j’oublie momentanément de faire attention au bitume éclairé par mes phares, je repense à l’enterrement de Nana, aux regards emplis de dédain et de dégoût de ceux qui sont censés être mes parents m’ont lancé tout au long de mon éloge funèbre. Oh, ils ne se sont pas gênés pour me dire de faire mes bagages et de foutre le camp de la maison de la vieille ! Je ne suis pas leur fille alors pourquoi ils seraient un minimum respectueux de mon deuil !? Je braque brusquement en entendant le klaxon de la voiture qui m’arrive dessus et m’évite de justesse. Ça ne va pas, y a rien qui va. Sans aucune cérémonie, je coupe le contact sur le bas-côté et sors en trombe pour crier de toutes mes forces.

- ALLEZ TOUS CHIEEEEER !!!

Mes ongles s’accrochent à la dentelle de ma robe noire, ma gorge me fait mal, de nouveaux sillons noirs se dessinent sur mes joues et la terre s’ouvre sous mes pieds nus. Je suis toute seule. Je suis seule.

14 avril 2013 – Lafayette, Louisiane, USA

Agenouillée au pas de la porte du salon, j’entends la bouilloire siffler dans la cuisine, mais je suis trop occupé à suivre la conversation qui a lieu entre ma grand-mère et la folle qui me sert de mère. Elle a débarqué en plein serment du père Wallace et s'est invitée à la maison pour un thé, il fait genre 24 °C au soleil ! Qu’elle aille faire croire à d’autres qu’elle est là pour le thé. Je me ferais sûrement taper sur les doigts si Nana me surprend en train d’espionner, mais dès que LaToya ramène sa gueule, y a une montagne de problèmes qui tombe sur Nana.

- … Tu as conscience que c’est mal ce que tu fais ?
- Maman, je
- Non, non, non, tu ne vas pas encore me faire avaler une couleuvre de plus ! L’année dernière, tu as dit que tu viendrais la chercher et maintenant, tu repousses à l’année prochaine ? Elle va avoir 18 ans et toi, tu ne sais rien de ta propre fille, c’est honteux LaToya Ruth Baker !
- Will a changé d’avis ! Je n’y peux rien s’il ne veut pas de cette bâtarde à la maison !
- Tant mieux ! J’ai jamais demandé à aller vivre avec des connards dans votre genre !

Nana me lance le regard de la mort, celui qui annonce que les coups de badine vont pleuvoir, mais je m’en fous, LaToya a une trop grande bouche et je ne vais pas me laisser insulter même si je suis sûre que Nana l’aurait corrigé. Je ne peux pas me la voir cette bonne femme, je sais depuis longtemps que je ne suis pas vraiment la fille de Will, mais ce n'est pas ma faute si elle n’a pas su garder ses jambes fermées il y a 17 ans ! Je soutiens le regard choqué et menaçant de ma génitrice, elle voudrait bien répliquer, mais Nana lui dit de s’en aller avant de me traîner à la cuisine où une gifle bien placée me ramène à la réalité.

- C’est quoi ça ? Je ne t’ai pas élevé comme ça !
- Pardon Nana, je n'ai pas pu m’en empêcher, comment elle peut appeler sa propre fille une bâtarde !? C’est dégueulasse !
- Baisse d’un ton, je ne suis pas ton égale !

Mon regard rencontre mes mains entrelacées et j’encaisse le serment de la vieille. M’excuser auprès de sa dégénérée de fille ? Plutôt prendre des coups de badine pour le restant de mes jours. Je déteste LaToya et sa petite famille qui me traite comme un parasite dès qu’ils débarquent chez nous. La vieille se calme enfin et commence à marmonner sur le fait que je la mènerais à la tombe. Pff dramaquen.

8 juillet 2020 – Comté de Chihuahua

La pompe à essence dans une main, mon téléphone dans l’autre, je calculais la route qu’il me restait encore à faire pour arriver à L.A. Ça m’a pris un moment pour choisir une destination précise et la Californie remplit tous les critères. J’aurais aimé vous y voir, vous : quitter votre maison et la ville dans laquelle vous avez grandi du jour au lendemain pour prendre la route de nuit. Heureusement que Nana m’a offert ce minibus réaménagé pour mes 16 ans, j’aurais eu l’air fine à déambuler dans les rues de Lafayette sans nulle part où aller. Bon y a plus confortable qu’une caravane aussi exiguë, mais ça m’évite d’avoir à prendre un hôtel à la tombée de la nuit, puis j’ai mon confort et mon indépendance.

Une fois le plein fait, je prends le chemin de la caisse pour régler et utiliser les toilettes pour me redonner une apparence présentable. Je ressemble à un panda zombi en habille de deuil, je n’ai même pas pris la peine de me changer en partant. Ils ne m’en avaient pas laissé le temps. Me sentant plus fraîche que ces trois derniers jours, je retourne au volant de ma maison mobile et m’engage sur la route accompagnée de Barry White. Je n’avais encore jamais quitté la Louisiane avant aujourd’hui, c’est à peine si j’étais sorti de Lafayette depuis que LaToya m’avait abandonné chez Nana pour cacher sa tromperie. En y pensant, elle devait me détester depuis ma venue au monde pour ne même pas avoir pensé à mentir sur ma conception, j’étais une enfant de la honte et je m’en contente bien quand je vois le genre de peste que sont mes demi-sœurs.

Elles n’en manquaient pas une pour se moquer de moi, pointant en premier mon apparence qu'elles trouvaient ridicule, mais ça me passait par-dessus la tête, du fait que je n’avais qu’une formation d’esthéticienne et aucune culture générale. Il faut dire que moi et l’école ça n’a jamais fonctionné, que ça soit les profs, les devoirs ou simplement le fait qu’on attende de moi d’avoir un diplôme, sans savoir ce que j’allais faire de ma vie. J’ai toujours été une personne manuelle et autodidacte, retenir des dates pour retenir des dates ça ne me dit rien, alors que faire un vase en argile ça me parle plus, bref, vous voyez l’idée.

22 août 2020 – Los Angeles, Californie

- JE NE SUIS PAS TA PROPRIÉTÉ ! MERDE ! METS-TOI ÇA DANS LE CRÂNE ! J’AIME QUI JE VEUX ET SI T’ES PAS CONTENT BAH VA CHIER !

Je repousse ce trou du cul pour accéder à ma valise dans laquelle j’ai balancé les affaires que j’avais laissées chez lui. Qu’est-ce qui cloche chez lui ? Pourquoi est-ce qu’il ne peut pas comprendre que je ne suis pas à lui ? Il m’attrape par les épaules pour me jeter contre le mur et me bloquer avec son corps. L’arrière de ma tête me lance et des taches noires parasitent mon champ de vision. Il m’étouffe alors, je tente de le repousser, rien n’y fait, je me sens engourdie. Il me crache tout et n’importe quoi à la gueule, m’accusant d’être une nymphomane, une pute, de lui avoir retourné le cerveau.

- C’est, ça joue la victime ! Bien sûr que c’est moi le problème, comment est-ce que je peux aimer d’autres personnes alors que tu existes ? T’es le seul mec au monde, non ? J’suis une dégénérée, hein ?

La pensée de tourner sept fois ma langue dans ma bouche s’impose à moi dès que sa main rencontre ma joue me sonnant encore plus. Il ne va pas me lâcher. Je le fusille du regard et ouvre la bouche pour répliquer, mais une seconde gifle me coupe dans mon élan, puis une troisième, une quatrième pour finalement finir au sol roué de coups de pied et d’insultes gratuites. Je suis comme figée devant tant de violence, je perds mes moyens, je perds le compte des minutes et des heures qui passent tandis que tout mon corps me fait mal et qu’aucune pensée ne traverse mon esprit. Je vais rester là. Je vais attendre que ça passe. Je vais juste me reposer avant de partir.

9 novembre 2020 – Los Angeles, Californie

Le bruit du moteur s’éloigne, je fixe les aiguilles de l’horloge jusqu’à ce qu’elles aient fait le tour du cadran et indique 10h pile. C’est aujourd’hui. C’est maintenant. Je quitte le tabouret sur lequel j’étais perché depuis qu’il avait quitté l’appartement et prend le chemin de la fenêtre. Deux étages. Je peux le faire. Je dois le faire. C’est aujourd’hui. C’est maintenant. M’installant au bord de la fenêtre, je laisse mes jambes pendre dans le vide, mon regard fixe la benne à ordures. Je dois le faire. Je peux le faire. Les minutes passent et je reste là, à attendre. Il faut que je le fasse, mais la peur me noue l’estomac. Il va me retrouver. Ça va recommencer. Cette pensée m’obscène et je finis par retourner à l’intérieur. Il va retrouver et me tuer si je le fais. Je referme la fenêtre et vais m’allonger dos à la porte. Je préfère me réfugier dans mes rêves. Là-bas, il ne peut pas m’atteindre.

13 novembre 2020 – Los Angeles, Californie

Les cris, les pleurs, la douleur… Les cris, la douleur, les pleurs… Les pleurs, la douleur, la douleur… Douleur, douleur, ô douce douleur…

Mes yeux s’ouvrent à nouveau. J’aurais préféré rester endormie. Son odeur flotte dans l’air, ses pieds sont dans mon champ de vision et il me pousse pour que je me relève et disparaisse de sa vue. J’aurais sûrement bougé si mon esprit n’avait pas de peine à suivre. Il attrape mes cheveux et me relève de force. Je n’ai même pas la force de protester ou de me débattre, je me laisse simplement traîner jusqu’au lit. Il recommence à dire des mots doux en repoussant mon short. Il me caresse la joue en s’imposant en moi et je serre juste les dents. Il ne me promet même plus qu’il va arrêter. Il n’en a pas l’intention. Si j’avais encore des larmes à écouler, elles viendraient inonder mon visage en pensant au fait que j’avais un jour aimé cet homme. Il n’y a plus de larmes. Seulement un silence de mort. C’est tout comme.

9 février 2021 – Los Angeles, Californie

Mon cœur bat au rythme des tambourinements sur la porte d’entrée. Je me suis recluse dans la chambre, me balançant frénétiquement, les mains sur les oreilles. L’impact de la porte contre le mur me fait crier de terreur et je me roule en boule au sol. C’est la fin. Des voix s’élèvent dans le salon, appelant mon nom en boucle. Il les a envoyés pour se débarrasser de moi. J’en suis sûre. C’est fini. Les bruits de pas se rapprochent et je reste prostré au sol, attendant que les choses se fassent en tremblant de peur. Une main m’attrape le poignet et un cri de terreur me soulève le cœur. Je me débats mué par l’effroi que la mort m’inspire. Les voix se veulent rassurantes, mais je refuse de les écouter.

- J’vous en prie, non ! Ne faites pas ça ! J’vous en supplie ! Non !

Deux bras m’emprisonnent dans une étreinte chaude et étroite. Je lutte un temps avant de doucement me calmer. C’est chaud, rassurant, protecteur. La panique s’atténue et j’ouvre enfin les yeux en sentant un parfum familier et étranger à la fois. Mon regard survole la pièce et je reconnais mes amis, mes amants, ceux qui faisaient battre mon cœur à la chamade avant qu’il ne l’emplisse de peur et de résiliation.

- C’est fini, Rox. On est là.

Ces quelques mots suffisent à faire remonter toutes les larmes qui s’étaient taries au cours des derniers mois. Mon corps est secoué par les sanglots, ma voix se brise à chaque hoquet. C’est fini. C’est la fin. Je m’accroche à Lionel et pleurs tout mon sou comme si une part de moi avait attendu qu’il vienne me sauver de lui, de moi-même.

26 juin 2021 – San Diego, Californie

Je me gare sur le parking d'Ocean Beach et quitte mon minibus de bonne grâce. L’air marin me fait un bien fou et je m’approche de la rambarde pour admirer l’océan qui scintille sous les rayons du soleil. Lionel m’a convaincu par A plus B que changer de ville me ferait du bien et était la chose à faire pour prendre un nouveau départ. Il a été convenu que j’assisterais au procès par appel vidéo pour ma sécurité. Je voulais attendre de le voir recevoir sa sentence pour partir en paix, mais mes anges gardiens ne m’ont pas vraiment laissé le choix, j’avais besoin de quitter L.A et San Diego était tout choisi. Je ne voulais pas quitter la Californie, j’avais trouvé ma maison ici et il était hors de question que je quitte une fois de plus mon foyer pour un enfoiré.

Repoussant ces pensées néfastes, je vais récupérer mes flyers sur le siège passager et lance un dernier regard vers la plage, avant d’entreprendre de distribuer mes flyers aux passants et dans les cafés pour faire connaître mes services dans la ville. Je suis venu pour reprendre ma vie en main et ça commence par trouver une clientèle et m’intégrer à la communauté. Oui, je sens que je vais me plaire à San Diego.