Sienna Ricci ∞ Art is a way of survival

La Nuit étoilée Vincent van Gogh
Nuit de mars, claire et froide au sud du Québec. C'est là que je suis arrivée, on ne peut pas dire que j'étais vraiment attendue, pas par mon géniteur en tout cas puisque ce gars-là a juste eu le courage de prendre ses jambes à son cou quand ma mère lui a appris sa grossesse, je ne le connais pas mais apparemment c'est mieux comme ça, il ne m'a jamais manqué, je n'avais pas besoin de lui. Ma mère c'est une autre histoire, je crois qu'au début elle était contente de me voir arriver, c'est plus tard que ça s'est gâté mais on y reviendra. Le lendemain de ma naissance, c'est ce jour-là que j'ai rencontré l'homme de ma vie, Ilyas, mon grand frère de cinq ans mon aîné, je ne sais pas ce qu'il s'est passé entre lui et moi depuis cette première rencontre mais je sais que pour toujours ce sera lui et moi contre le reste du monde.

La Mer de glace Caspar David Friedrich
Il fait froid une bonne partie de l'année au Québec, et dans le cœur de ma mère aussi il faisait froid. Je pense qu'elle a rejeté sur moi le fait que son mari avait mis les voiles, j'étais petite, je ne me souviens pas de grand-chose mais elle n'a jamais été douce et attentionnée avec moi, avec Ilyas non plus d'après ce que j'en sais. Lui par contre était toujours là, à me consoler quand je pleurais, à s'occuper de moi quand elle oubliait jusqu'à notre existence, à m'aider pour mes devoirs quand j'ai commencé à aller à l'école, à faire en sorte de trouver de quoi manger vu que pour elle, on ne comptait pas, son fric il partait dans l'alcool. C'est lui qui nous a fait passer la porte de cette vieille voisine qui nous avais pris en pitié et faisait son possible pour nous faire à manger, laver nos rares vêtements de temps en temps. J'étais petite mais j'ai vite compris que la seule personne qui m'aimait vraiment et inconditionnellement c'était mon grand frère.

La Promenade Claude Monet
J'avais neuf ans je crois quand un jour en rentrant de l'école j'ai vu mon grand frère remplir son sac et me dire qu'il partait, je n'ai pas compris pourquoi il ne voulait pas que je parte avec lui, je ne voulais pas rester ici sans lui, j'allais devenir quoi moi avec une mère pour qui je n'existe même pas ? J'ai pleuré, je me suis accrochée à lui, je l'ai supplié de m'emmener avec lui et il a fini par accepter, me disant de remplir mon sac du stricte nécessaire, qu'on allait prendre un bus avec notre vieille voisine, qu'il fallait qu'on fasse semblant de partir en vacances avec elle, que je ne devais pas dire un mot et le laisser parler si on nous posait des questions. Je me souviens avoir juste hocher la tête, avoir mis un cahier vide, ma boite de crayon, quelques vêtements et, bien cachée dans ma boite de crayons de couleur, une photo de moi dans les bras de mon frère quand j'étais tout bébé. On est parti, on a pris un bus et quand on est arrivé en Amérique, on a laissé notre vieille voisine rentrer chez elle et on est parti tous les deux. Durant des jours, je ne lâchais pratiquement jamais la main de mon frère, je dormais collée contre lui, et il était la seule personne à qui j'adressais la parole. On est partis et jamais notre mère ne s'est inquiétée pour nous ou ne nous a cherchés, je ne sais même pas si elle vit toujours aujourd'hui mais pour moi, elle n'existe plus.

Boîtes de soupe Campbell Andy Warhol
Notre périple nous a amené jusqu'à l'autre bout des États-Unis, c'était il y a longtemps alors je ne sais pas exactement comment Ilyas s'est débrouillé pour réussir à nous faire faire ce long voyage, mais une fois au bord de l'océan on avait nulle part où aller. On a fini par se retrouver dans un squat avec d'autres jeunes à la rue, durant quelques mois on a vivoté là-bas avec ce qu'on pouvait trouver, on avait faim mais ça ne changeait pas beaucoup de la maison qu'on avait quitté, tant que j'étais avec mon frère j'étais en sécurité ! Je le suivais, je dormais près de lui, je passais une partie de mes journées à faire des dessins. Un jour une autre fille plus âgée m'a dit que c'était joli ce que je faisais, elle a réussi à me trouver de la peinture et j'ai pu faire un grand dessin sur un des murs du squat, j'avais l'impression d'être une grande artiste et je crois que c'est à ce moment là que j'ai décidé que quand je serais grande c'est en faisant du dessin que je pourrai vivre ! Je faisais des petits dessins et je les vendais pour un ou deux dollars aux touristes, c'était trois fois rien mais j'étais contente de pouvoir aider mon frère moi aussi.

La Ronde de nuit Rembrandt
Une nuit il y a eu du bruit dans le squat, on allait surement devoir partir, j'ai eu peur mais un homme avec une veste en cuir avec le dessin d'un vilain démon dans le dos a été gentil avec nous, Ilyas et lui ont discuté est on est parti du squat, il nous a laissé une chambre chez lui, on avait à manger, on pouvait se laver et j'ai même pu retourner à l'école, on a dit que notre mère était malade qu'on habitait chez notre oncle et désormais, chez Wade, on avait une nouvelle maison et on était vraiment en sécurité cette fois. Je ne sais pas comment ça s'est passé, et aujourd'hui encore je ne connais pas tous les secrets de l'accord que mon frère et Wade ont pu passer pour qu'on habite chez lui aussi longtemps, mais je crois qu'au fond de moi je ne suis pas certaine de vraiment vouloir le savoir.

La Classe de danse Edgar Degas
Je n'aimais pas trop l'école avant, mais là je voulais être une bonne élève parce que je ne voulais pas que mon frère ait de problèmes, j'étais studieuse, je faisais bien mes devoir, j'étais sage et gentille, je me suis fait quelques amis. Ilyas faisait tout pour que je ne manque de rien, j'étais jeune mais je m'en suis rapidement rendu compte, il n'avait que seize ans et moi onze quand on est parti de chez Wade et qu'on s'est installés dans un petit appartement tous les deux, je l'aidais du mieux que je pouvais mais pour lui le plus important c'est que ça se passe bien pour moi à l'école. J'ai même commencé à prendre des cours de danse avec un programme d'occupations pour les jeunes du quartier, dessiner, peindre, danser, c'est ça que j'aimais, elle avait raison la fille du squat, je suis une artiste, très jeune certes, mais je sais que c'est ça que je veux faire plus tard. La vie quotidienne avec mon frère ce n'était pas tous les jours facile, je sais que sa vie à lui était plus compliquée parce qu'il faisait tout pour que la mienne ne le soit pas, il était là pour moi, c'est lui qui venait à l'école quand il y avait des réunions avec les parents, on a continué notre mensonge à propos de notre mère malade c'était le plus simple pour qu'on nous fiche la paix et que personne ne nous sépare tous les deux.

L'Art de la peinture Johannes Vermeer
Les années passent et l'école, le dessin et la danse reste tout mon monde, je suis une brillante élève puis étudiante, je me dirige vers des études artistiques et devant choisir une seconde matière d'étude je choisi la psychologie, peut-être ma manière d'essayer de comprendre comment on en est arrivés là Ilyas et moi ? Une manière d'avoir des réponses à la négligence qu'on a subi de la part de notre mère ? Peut-être. Et puis un jour j'ai rencontré une intervenante lors d'un cours, une art-thérapeute et j'ai compris qu'il existait un métier qui pouvait lier mes deux domaines d'études, un rôle qui semblait fait pour moi, aussi, c'est cette filière que j'ai suivie. Je n'ai jamais lâché le dessin, la peinture, j'ai toujours rempli des dizaines de carets d'esquisses, j'ai même pris part à quelques expositions. Me balader dans une salle et voir des gens observer, admirer, critiquer mes œuvres, j'ai toujours trouvé ça enrichissant. Je sais que je ne serai jamais une artiste célèbre mais tant que je fais ce que j'aime je suis heureuse.

La persistance de la mémoire Salvador Dali
Notre passé au Québec je l'ai presque totalement rayé de ma vie, je ne sais pas exactement comment ça s'est fait, mais un jour, il y a des années déjà, Ilyas est arrivé avec ma nouvelle carte d'identité, on était américains désormais et personne ne pourrait nous faire partir d'ici. Je crois que c'est seulement à ce moment que j'ai fait ce que j'avais envie de faire depuis longtemps, écrire une lettre à notre vieille voisine, je savais qu'avant ça, ce n'était pas une bonne idée, on aurait pu nous retrouver, mais c'était plus fort que moi, parce qu'au fond est-ce que sans elle, deux mineurs auraient pu traverser la frontière aussi facilement ? Je ne sais pas, je ne le saurais sans doute jamais mais j'avais juste envie de la remercier, lui dire qu'on allait bien désormais.

Quelques mois après mon diplôme, j'ai fini par trouver un poste comme art-thérapeute indépendante, j'interviens dans des écoles, ou dans des centres de jeunes, je pense que mon histoire personnelle est en grande partie ce qui m'a guidé vers ce job, j'aurais aussi pu travailler dans un hôpital ou avec des personnes âgées sans doute, mais j'avais envie d'être là pour aider ceux qui, comme moi n'avaient pas une enfance facile. Sans doute être la personne que j'aurais aimé avoir pour m'aider quand moi j'en avais besoin en grandissant. J'aime mon job, ce n'est pas facile tous les jours c'est certain, mais être utile avoir un impact même minime sur ces gamins c'est important pour moi.

Nighthawks Edward Hopper
Je suis un oiseau de nuit. Pas une fêtarde, ça non ! Plutôt sage, trop selon certains de mes amis, mais je crois que ça a toujours été comme ça, je veux toujours tout faire pour que mon frère n'ait pas à se faire de soucis pour moi, il a déjà tellement fait pour moi, je ne sais pas si un jour j'arriverai le remercier à la hauteur de ce qu'il mérite ! Je me lève tôt, je vais courir, je vais travailler, et je peints souvent jusque tard dans la soirée, voir la nuit, quand je suis inspirée je ne m'arrête pas. Ou alors je suis capable de me réveiller en pleine nuit avec une idée, me lever et la faire vivre sur une toile ou une planche d'esquisses.

La Grande Vague de Kanagawa Hokusai
Un peu moins d'un an après avoir décroché mon job, ça y est je prends mon indépendance, je déménage et quitte mon frère pour … l'appartement sur le palier d'en face ! Oui je sais je suis incapable d'être loin de lui, mais c'est plus fort que moi, c'est mon frère, je l'aime et j'ai besoin de lui. Il ne fait pas toujours les bons choix et quand je le lui fais remarquer, qu'on s'engueule ou qu'on se prend la tête, ça ne dure jamais longtemps. Mais je sais qu'il n'y a presque qu'avec moi qu'il est le Ilyas attentionné et protecteur, celui qui s'inquiète et vient s'excuser quand il dépasse les bornes, celui qui me prends dans ses bras quand ça ne va pas, ou même quand ça va, celui qui m'encourage toujours et est toujours là pour moi. Alors pourquoi je voudrai m'éloigner de lui plus loin qu'un couloir ? J'aime avoir mon appartement, parce que j'ai une pièce pour mes dessins et mes peintures, je n'envahis plus son espace avec tout mon bordel, mais j'aime quand l'un ou l'autre traverse le couloir pour qu'on mange ou passe la soirée ensemble. On est bien aujourd'hui, on est en sécurité, on est là l'un pour l'autre, pourquoi je ne serai pas heureuse ?

Le baiser Gustav Klimt
Je n'ai jamais vraiment eu de petit ami, enfin il faut dire qu'avec un grand frère aussi protecteur que le mien, aucun mec n'est assez bien pour moi. J'ai pu voir souvent comment mon frère pouvait enchaîner les conquêtes et ne pas être heureux pour autant, alors je me suis fait la promesse d'attendre de tomber sur la bonne personne pour passer le cap. Oui j'ai vingt-six ans et je suis encore vierge, et je le vis bien. Je ne suis pourtant pas une sainte pour autant mais ça il ne faut pas le répéter à mon frère. J'ai eu quelques expériences avec un ou deux garçons sans pourtant m'offrir totalement à eux, j'ai toujours refusé de les laisser coucher avec moi, je me suis juste arrêté à des flirts parfois un peu poussés. Mais j'ai presque cru que j'avais trouvé le garçon qui serait le bon. Il m'a bercé d'illusions, me disant qu'il serait patient et que si on se mettait en couple ce ne serait pas juste pour que je couche avec lui. Il était convaincant je dois l'avouer, mais dès qu'on s'est mis en couple, à peine deux jours plus tard il a commencé à insister et quand j'ai refusé, il m'a larguée, j'ai bien fait de ne pas céder. Je sais que chercher le prince charmant ça ne sert à rien, qu'il n'existe pas, mais trouver quelqu'un de bien, je sais que ça arrivera bien un jour ou l'autre.