Cryana 1 |

 
*Uniforme*
Petit conseil utile si vous comptez un jour poursuivre quelqu’un en justice pour finalement vous rétracter : Ne le faites pas. Autant les poursuites que la rétractation, c’est une perte de temps et d’argent considérable ! J’ai passé des mois à préparer cette bataille, pour finalement m’y casser les dents et être redevable d’honoraires que je ne pouvais pas régler, car toute la stratégie reposait sur des dédommagements, que je n’aurais jamais et que je ne voulais pas pour commencer. C’est à ce moment que je m’attendais à ce que mon bon ami Lionel, celui qui était partant pour me soutenir dans ce projet merdique, me file un coup de main, mais monsieur préfère soudainement m’ignorer et prendre le temps de « digérer » ma décision, comme s’il était la grande victime dans cette histoire. Alors pour me boucher les oreilles avec son charabia de guerre et de justice, il avait le temps pour me tenir la jambe, mais quand il s’agit d’accepter ma décision et de m’aider, y a plus personne. On sait reconnaître les vrais dans les pires moments et je me suis pris un violent rappel à l’ordre : je n’ai aucun véritable ami.
 
Bien sûr, j’aurais mille fois préféré me laisser dépérir dans mon van, à cuire à l’étouffer en attendant un signe que tout aller bien se passer, mais je n’suis pas une princesse de conte de fées et l’essence ça ne se paie pas en souhait. Avec toutes les merdes m’ayant fauché ces derniers jours, j’ai négligé ma clientèle et résultat, je n’ai plus de réseau, donc plus aucun moyen de me faire des sous. Faut dire qu’à 100$ la manucure, hors pourboires, ça me fait mal de devoir postuler comme une manante dans des salons de beauté et bars à ongles, pour toucher moins du quart de la somme. Il a suffi de quelques jours pour que je comprenne que j’allais devoir repasser par la case la plus pourrie du milieu : les centre de soin. Certes, j’ai fait une formation pour devenir esthéticienne, mais j’étais plus intéressé par la partie artistique du métier que celle plus… laborieuse. J’y suis donc allé à reculons, quand j’ai postulé pour devenir le larbin d’un groupe d’esthéticiennes condescendante de Little Italy. Quitte à devoir passer derrière les autres, autant le faire dans un cadre agréable avec une paie valant l’humiliation.
 
Ma période d’essai a été un calvaire. Au bout d’une semaine, j’avais juste assez pour choisir entre faire le plein, ou me nourrir, alors je me suis définitivement garé au bord de la plage, près de la ligne de bus desservant le quartier et je suis devenu un robot ramasseur de bandes pleines de poils et de culottes à usage unique, dans des états plus douteux les unes que les autres. Au bout d’un moment, j’ai eu le droit de faire les épilations pour hommes, les plus laborieuses et inconfortables, surtout quand un porc s’attend à une finition avec son mono sourcil. J’ai dû me faire violence pour ne pas claquer ma seconde paie en opiacé, ou encore pour ne pas crever les yeux de cette merde humaine.
 
Ainsi, me voici rendu à ma troisième semaine, ou peut-être que c’est la seconde, j’en sais rien. Je suis complètement crevé et surtout à cran. Les sensations de manques m’empêche de dormir sur mes deux oreilles et les cauchemars, de fermer les yeux plus d’une heure. Je tiens grâce à mes paquets de clope quotidien et à la machine à café de la salle de repos.
Comme chaque matin maintenant, je m’extrais de ma couche, encore à moitié habillé comme la veille. Je change simplement de haut, un coup de déo, mes tongs et je récupère mon sac pour quitter mon van qui commence déjà à chauffer sous ce soleil d’été. Un crochet par le buraliste et je craque ma première cigarette du matin en allant à l’arrêt de bus. J’ai le temps d’en cramer deux autres, avant de me coincer entre les passagers pour une dizaine d’arrêts, au long desquels je contemple ma vie qui semble définitivement parti en quenouille.
 
À peine libéré de l’espace saturé d’odeurs corporels, plus que douteuses pour un début de journée, j’allume une quatrième tige de tabac, en faisant le chemin jusqu’à l’entrée du personnel, à l’arrière de la bâtisse. Si je doutais que le bon Dieu me haïssais, j’ai la joie de trouver deux collègues en pause clope. Aller Roxy, tu peux le faire. Avec un sourire, aussi hypocrite que les leurs, j’arrive à leur hauteur et échange des banalités, le temps de finir d’encombrer mes bronches, puis file aux vestiaires. J’en profite pour prendre une douche sommaire, avant d’enfiler mon uniforme, composé d’une tunique turquoise, d’un pantacourt blanc et d’immondes ballerines blanches. J’attache mes mèches en chignon serré et haut, remet un coup de déo et me dirige vers le tableau des postes, mains dans les poches en croisant les doigts pour ne pas être préposé aux épilations, une fois de plus.
 
Grande surprise, j’ai écopé du planning d’une absente notoire, miss Gloria, qui se pointe quand ça l’arrange, parce que tatie est la manager. La beauté du népotisme. Bon, c’est toujours ça de pris, elle a souvent des prestations simples du style massage et soin du visage. Je prends sa fiche de rendez-vous et relève que son premier rendez-vous de la journée ne devrait pas tarder. Sans tarder, je me rends à mon box. Au plus vite, j'en finis avec mes clientes, au plus vite, je me tire. Qui sait, je vais peut-être pouvoir boire un coup ce soir, si je m’en sors bien. Dans cet état d’esprit, je vais accueillir la première cliente, qui ne demande qu’un soin revigorant et un masque d’algue. La suivante choisi un lot comprenant massage du corps et manucure. Pour le coup, c’est une french d’un ennui glacial, mais je m’applique, tant ça me manque de faire de la manucure. Rendu à la troisième séance, je relève que celle à venir va me prendre toute l'après-midi, surement jusqu’à l’heure de fermeture. Adieu ma pinte d’IPA.
 
Pour celle-ci, je réserve des box supplémentaires, en prévision des demandes de la cliente et allume un bâton d'encens à la lavande, dans chacune, avant d’aller m’en griller une avec mon premier café de la journée. Hélas, j’ai à peine allumé mon briquet que mon bipeur sonne. Au pire, j'attendrais qu’elle soit en séance UV pour rattraper ma pause clope. Descendant mon café d’une traite, je jette le gobelet en rentrant et fourre mon paquet de clope dans une poche.

Les lèvres étirées par un sourire commercial, je m’arrête dans le hall d’accueil, les mains dans les poches. « Madame Bell ? » J’attends qu’elle se manifeste puis me présente. « Bonjour et bienvenue au Spa Kingston, je serais votre esthéticienne pour votre séance, je m’appelle Roxana. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous mener aux vestiaires. » J’initie un mouvement de main pour l’inviter à se diriger vers la partie en question et ouvre la marche. J’en profite pour lui poser les questions de bases. « Vous êtes déjà venu chez nous ? » Dépendamment de sa réponse, je lui ferais savoir les modalités telles que les douches, les casiers en libre-service et ceux réservés aux membres, ainsi que le kit de démaquillage à disposition, si elle souhaite des soins du visage. Sinon, je lui demanderai quels sont les soins qu'elle affectionne et ses exigences. Après quoi, je l’attendrai à l’extérieur des vestiaires, comme une idiote disant bonjour à chaque fois qu’une cliente me regarde. Putain ce qu’on n'ferait pas pour quelques dollars, mais c’est la procédure pour le pack complet. En plus, elle doit être friquée pour pouvoir se le permettre, ou avoir un généreux sugar daddy, alors autant mettre toutes les chances de mon côté pour avoir un joli pourboire.
 
Quand elle finit par sortir dans la tenue fourni aux clientes, je l’invite à me suivre jusqu’au box en lien avec les soins qu’elle aura choisis. « Puis-je vous appeler par votre prénom ? Ça sera plus agréable pour vous guider au long de la séance, moins cérémonieux si vous préférez. » Et surtout ça évitera que je l’appelle Tinker Bell par accident. Quelle idée d’être blonde et d’avoir un nom de famille pareil !?