Andy Nightingale ∞ Rock 'n' roll might not solve your problems, but it does let you dance all over them.

Septembre 2021
La porte semble peser des tonnes, bien plus que lorsque je l'ai poussée près d'une heure plus tôt lorsque je suis entrée dans le bâtiment. Si on était dans un film, je lèverais la tête et je marcherai sans but sous la pluie avec une musique mi-sentimentale, mi-déprimante en fond. Mais on n'est pas dans un film, il fait beau et le soleil est en train de se coucher dardant ses rayons presque à l'horizontale entre les bâtiments donnant à la rue une teinte rougeâtre. Je me contente de faire quelques pas l'air un peu hagard jusqu'à ce que je prenne place sur un banc à deux pas de l'arrêt de bus. Je ne sais pas exactement combien de temps j'y reste, tout ce que je sais c'est que les minutes ou les heures ont passés parce qu'il n'y a plus du tout de soleil désormais, il ne fait pas encore nuit mais ça ne va pas tarder.

C'est une voix et un léger coup de coude qui me fait sortir de mes pensées envahissantes. "Alors Blondie c'est qui qui te travaille ?" Je tourne le visage, un peu surprise vers l'homme installé sur le banc que je n'ai même pas vu arriver. Il a une dégaine à dormir dans la rue et le caddy qui se trouve au bout du banc avec pas mal de ses affaires semble me confirmer mon hypothèse, un peu hébétée je ne sais pas trop quoi répondre et ça ne semble pas le décourager de vouloir s'informer davantage. "T'as laissé passer chaque bus qui passe à cet arrêt au moins deux fois donc t'es pas à ton affaire on dirait." Je souris en haussant un peu les épaules, qu'est-ce que je pourrais bien lui dire à ce parfait inconnu, les pensées qui encombre ma tête depuis le rendez-vous de tout à l'heure ? Non pas à lui, ce genre de nouvelles je n'ai pas vraiment envie de la partager avec une personne totalement étrangère à ma vie, et pourtant parfois c'est plus simple de parler de ce qui nous tracasse à quelqu'un d'extérieur à notre quotidien. "C'est mon banc et t'es la bienvenue, je suis là pour toute la nuit donc si t'as envie de vider ton sac, parait que je suis bon pour écouter les gens, même si … les gens n'aiment pas trop s'attarder et me parler." Je me redresse un peu et me lève pour quitter le banc mais après tout peut-être qu'il a raison, après avoir fait deux ou trois pas, je fais volte-face et le regarde. "Je vais me chercher un truc à manger tu veux que je te ramène quelque chose ? Si tu veux m'écouter parler, autant que tu prennes des forces !" Il acquiesce d'un signe de tête et je file, après tout j'aurais pu être comme la plupart des gens qui passent auprès de lui sans le regarder mais c'est pas mon genre, je suis de ceux qui fouillent leurs poches pour essayer de trouver la moindre pièce et m'excuse si je n'arrive même pas atteindre un dollar. Je reviens quelques dizaines de minutes plus tard avec un sac, reprenant place sur le banc je sors une des boites en carton lui tendant l'autre. "Des nouilles aux légumes j'espère que ça te convient." La question est plus rhétorique qu'autre chose parce que je ne pense pas que je retournerais sur mes pas pour aller chercher autre chose. "Hé gamine, de la bouffe gratuite, peut importe ce que c'est je suis toujours preneur, merci !" Avalant une première bouchée de pâtes je le regarde du coin de l'œil avant de sourire. "Bouffe gratuite contre une séance de psy gratuite ? Je sais pas qui de nous deux y gagne le plus ?" On mange en silence quelques secondes puis il dégaine à nouveau. "Alors ? T'es du coin ? C'est quoi ton histoire Blondie ?"

Sa question résonne dans ma tête par quoi commencer pour lui répondre ? Mais comme toujours je suis sans filtre et quand je me lance il n'est pas toujours évident de m'arrêter. "J'espère que t'as rien prévu de la nuit si tu veux que je te raconte ma vie ! Je vis à Ocean Beach depuis presque deux ans, avant ça … j'ai vécu sur les routes, j'y suis même née, à Cincinnati si j'en crois mon acte de naissance. Ma mère était Roadie pour un groupe, les routes c'était sa vie, l'équipe technique sa famille donc naturellement je suis née alors que le groupe était en tournée, dans le cabinet d'un médecin pas loin d'une salle de concert, pas le temps d'aller jusqu'à l'hôpital." En y repensant je me dis qu'elle a eu de la chance que tout se passe bien pour elle quelle merde ça aurait été s'il y avait eu des complications à mon arrivée. Mais non, rien de cela, comme si moi aussi j'avais juste envie de débarquer et de faire partie de cette grande famille qui m'attendait depuis le premier jour. Rien que mon prénom, c'est toute l'équipe qui l'a choisi sans vraiment s'en rendre compte. Quand ma mère était enceinte tout le monde la charriait pour qu'elle choisisse un prénom, elle a sorti un peu le premier qui lui venait en tête sans savoir encore si j'étais une fille ou un garçon, et à force, au fil des mois, tout le monde parlait du futur bébé en parlant d'Andy. Tout naturellement quand je suis venue au monde le prénom était ancré dans son esprit après neuf mois à l'avoir apprivoisé. J'aime bien cette histoire moi aussi. "Et ton paternel il est toujours dans le coin ?" J'éclate presque de rire sans vraiment m'en rendre compte en lui répondant. "Je le connais pas, même ma mère n'a jamais vraiment été certaine de qui c'était et on a toujours été très bien toutes les deux. Elle a été élevée seule par son père elle aussi, ma grand-mère s'est barrée de la maison sans donner de nouvelles quand ma mère n'avait même pas deux ans. Mais des pères, des frères, j'en ai tout un tas avec qui j'ai grandi sur les routes. Notre équipe c'était elle notre vraie famille. On se posait juste à San Diego entre les tournées en revenant vivre avec mon grand-père." Il écoute en hochant la tête sans faire aucune réflexion ni jugement tout en mangeant ses nouilles. "T'as raison gamine, la famille c'est un concept plus large que les liens du sang ! Il fait quoi ton grand-père ? Aussi un passionné de vadrouille comme ta mère ?" D'aussi loin que je me souvienne je crois que mon père n'a jamais quitté San Diego depuis qu'il y est arrivé alors qu'il avait une vingtaine d'année, il avait quitté son Angleterre natale sur un coup de tête avec sa petite amie, le rêve américain et puis après quelques années son rêve à lui s'était concrétisé mais pas celui de ma grand-mère, peut-être pour ça qu'elle avait fait ses bagages et avait disparue sans plus donner de nouvelles. "Il tenait une boutique de disques jusqu'à il y a trois ans, ouais c'est dingue quand tu vois tous les nouveaux moyens techniques mais les vinyles ça reste la base. Tu connais peut-être la boutique de George à Ocean Beach ? C'est pas aussi connu que la sienne, la boutique est bien plus petite, mais ils ont commencé presque en même temps, mon grand-père lui a toujours vendu que des disques de Rock, Hard-Rock et Métal, alors que dans l'autre boutique on trouve un plus grand choix. Il a tout arrêté quand il a eu des soucis de santé, ma mère a quitté les routes pour venir s'installer avec lui et s'occuper de lui. Moi j'ai pas eu trop le choix, le groupe que je suivais depuis dix ans s'est séparé et a mis fin à leur carrière, depuis j'essaie de trouver ma place ici, et j'ai rouvert la boutique de disques."

Qu'est-ce que ça avait été difficile toutes ces étapes. Moi qui depuis gamine vivais dans les salles de concerts, courais dans les backstages, grandissais dans les couchettes des bus de tournée, j'avais du commencer par digérer la nouvelle du cancer de mon grand-père, puis voir ma mère quitter la famille des Roadies pour aller s'occuper de lui, moi j'en étais incapable. Pas que je n'aime pas mon grand-père, au contraire c'est le mec le plus cool que je connaisse, mais vivre à un seul endroit, arrêter de changer de ville tous les deux ou trois jours c'était impensable pour moi à l'époque. Et puis tout s'est cassé la gueule le jour où les membres du groupe ont décidé de tout arrêter. Je leur en ai voulu pendant peut-être quelques semaines, je ne voulais pas y croire, qu'est-ce que j'allais faire moi maintenant, toute ma famille se désintégrait chaque membre partant vers d'autre horizons. Revenir à San Diego pour autre chose que des vacances, devoir trouver du boulot pour de vrai c'était juste pas possible dans mon esprit. Je me souviens des discussions avec mon grand-père, d'avoir été au garde meuble et voir ses montagnes de vinyles d'avoir envie d'en faire profiter les gens et j'ai rouvert la boutique, ok aujourd'hui ce n'est pas le commerce le plus rentable qui soit, je n'ai peut-être pas foule de clients mais ceux qui viennent sont toujours ravis et surtout, ils reviennent, des connaisseurs, des collectionneurs, des passionnés. J'ai commencé à trouver mon équilibre, entre la boutique, ma famille, et les soirées passées dans les bars, je trouve un nouveau rythme même si je rêve d'un jour pouvoir repartir sur les routes, cette vie me manque.

Avalant encore quelques bouchées de mes pâtes, je souris, rien qu'à repenser à tous les bons souvenirs des années de vie sur les routes, toute ma vie en fait jusqu'à il y a deux ans, quand tout s'est arrêté. Arriver dans une nouvelle ville, monter la scène, installer les éclairages, s'occuper de l'intendance pour les artistes et le reste du staff, gérer les listes d'invités VIP et autres groupies qui tentent par tous les moyens d'atteindre leurs idoles, une vie de dingues à cent à l'heure. Et puis tout remballer, s'écraser de sommeil dans les couchettes du bus et se réveiller dans une autre ville. C'était ça que j'aimais. Comme je gravitais dans cet univers depuis ma naissance, je n'avais pas forcément un poste fixe j'étais cette électron libre, polyvalent qui peut autant se retrouver à quatre pattes sur la scène à coller les set listes pour les membres du groupe, que grimper à vingt mètres de haut solidement harnachée pour aller régler des éclairages, ou encore faire comprendre pour la millième fois à cette groupie totalement tarée que non son histoire d'amour avec son membre du groupe préféré n'était réelle que dans sa tête ! Courir, non moi j'étais plutôt sur mon skateboard à slalomer entre les caisses de matériel et les membres du staff pour aller plus vite et être plus efficace, sauf quand quelqu'un surgissait soudainement sur ma route, je m'en suis pris des gamelles. "T'as un mari ou une femme qui te suivait sur les routes ? Ou depuis que tu t'es installée ici ?" Je me tourne vers mon comparse du soir et hausse un sourcil "Pourquoi ? tu veux poser ta candidature peut-être ?" Il rit en avalant ses nouilles et tousse un peu avant de se reprendre. "T'es trop jeune pour moi Blondie, mais tu dis ce que tu penses, ça j'aime bien !" Moi et mes histoires d'amour … je crois qu'au final je n'ai jamais vraiment rien eu de bien sérieux, après tout quand on est sur les routes, c'est normal, on ne peut pas construire quelque chose avec quelqu'un qui n'est jamais là. Il y a bien eu quelques amourettes avec d'autres membres du staff mais seulement avec ceux qui rejoignaient l'équipe en cours de route, les autres c'était ma famille, ce n'était pas imaginable ! Et puis je me suis fait quelques potes dans les fans du groupe, des gens avec qui j'allais prendre un verre quand on venait dans leur ville, ou avec qui je passais la nuit après le concert avant de reprendre la route. "Je crois que j'ai déjà assez à faire à m'occuper de moi pour réussir à m'engager avec quelqu'un, je ne suis pas très bonne juge, c'est toujours les mauvaises personnes qui m'attirent."

Le temps passe et on continue à discuter, c'est à mon tour de lui poser des questions, je ne prends pas de gants, ce n'est pas mon genre, je lui demande ce qui l'a conduit à dormir sur ce banc, il me parle de sa perte de boulot, d'un mauvais divorce et de l'alcool que par période il trouve des petits boulot et un toit mais qu'au final il prend les jours comme ils viennent. Moi non plus je ne juge pas. On fini notre repas et il commence à être tard, le moment pour moi de rentrer chez moi. Je prends congé de mon nouveau pote et il m'interpelle. "Merci pour le souper Blondie et ce truc qui te tracasse, t'as quelqu'un à qui tu peux en parler ?" Je hoche la tête en pensant à une personne en particulier. "Ouais t'inquiète je vais en parler à quelqu'un, et mon prénom c'est Andy." Il se lève à son tour et me tend sa main que je serre lorsqu'il me dit que lui se nomme Johnny. "Hésite pas à passer à ma boutique un de ces jours et merci pour la soirée !" En reprenant mon chemin, jetant mon skateboard sur le sol, j'y grimpe et glisse dans les rues.

Début décembre 2021

"Bah alors Blondie t'as des gamins toi maintenant ?" Je tourne la tête et éclate de rire en voyant mon pote Johnny à quelques mètres de l'entrée de ma boutique alors que j'en sors et ferme la porte à clé. Caressant doucement la tête de la gamine qui m'accompagne je fais un clin d'œil à Johnny "Je me fais un devoir de faire la culture musicale de cette jeune demoiselle, faut qu'elle sache ce que c'est que la vraie bonne musique !" Lorsqu'elle me demande qui c'est je le lui présente. "C'est mon ami Johnny, il me dépanne de temps en temps à la boutique. Johnny je te présente Mikkie, la fille de mon meilleur ami qu'il faut que je ramène à la maison d'ailleurs." Après l'avoir salué on se met en route et tout en écoutant la gamine me raconter ses milles et unes histoires je repense à ces derniers moi, il y a eu pas mal de choses qui sont arrivées depuis ma première rencontre avec Johnny, ce jour-là je sortais du bureau de mon médecin qui m'avait appris ma stérilité, que j'avais eu un peu de mal à encaisser et à en parler avec mes proches. Et puis quelques jours plus tard Anim refaisait surface, il était de retour à San Diego mais mal en point, son cancer était de retour, on avait pas mal parlé, mais pas que. Il s'avait très bien que quoi qu'il lui arrive j'étais là pour lui, c'était l'un des rares points positifs que je voyais à mon nouveau statut de sédentaire, je pouvais être là pour mon ami lorsqu'il en avait besoin. C'était également devenu une habitude depuis quelques mois, partager mon temps entre la boutique, emmener mon grand-père à ses chimio, tenir compagnie à Anim, passer du temps avec ses gamins pour décharger un peu Jamie. Et puis il y avait eu cet épisode il y a quelques semaines, Anim m'avait appelé à l'aide alors qu'il était sur le point de faire la plus belle connerie de sa vie, j'avais tout lâché parceque je savais qu'il en était capable. Après l'avoir empêché de faire le grand saut ou de se taillader les veines, prenant un coup de lame au passage, j'avais été contrainte de l'attacher à son lit pour être sûr qu'il ne recommence pas. Trouver un moyen de l'aider, quel qu'il soit c'était tout ce que j'avais en tête. Au final, moi qui me plaignais d'avoir une vie tranquille en quittant la vie sur les routes, j'étais loin de me douter que voir revenir mon meilleur ami dans ma vie allait être aussi mouvementé. Mais quoi qu'il fasse, quoi qu'il dise, il sait que je suis bornée et que je ne le lâcherai pas et pour l'instant tout ça je le garde pour moi, à quoi bon inquiéter encore plus ses proches ?